A la Saintélyon, il y aura donc plus de 10000 coureurs au départ. Quelque part, c’est un peu comme si tout un village ou une petite ville se déplaçait d’un coup. Tous les habitants ensemble et bien sûr tous d’accord pour ce faire….
Cela m’a donné une petite idée de récit décalé !
« Nous sommes partis dans la nuit. Nous savions qu’il nous faudrait des heures et des heures de marche et de course pour atteindre notre but final. Nous en avions parlé durant des mois et des mois auparavant et nous n’avions plus le choix. Il fallait partir. C’était aujourd’hui et dans la nuit. Non pas que nous avions honte que l’on nous voit mais bien que cela gênerait moins les autres habitants de la région… C’est donc avec une certaine excitation non feinte que nous nous élançâmes à minuit précisément. Nous avions tous un peu peur tout de même de ne pas y arriver, de ne pas atteindre l’objectif. Nous redoutions aussi que certains d’entre nous soient obligés de rester sur le bord de la route. Ce n’est jamais facile de se séparer de ceux que l’on aime ou de ceux que l’on a appris à aimer…
Aussi pour que ce soit plus facile, nous avons envoyé les meilleurs d’entre nous en éclaireurs. C’était tout simplement les plus rapides, les mieux aguerris. Eux nous montreraient la voie, nous faciliteraient la tâche aussi. Presqu’en les suivant au loin avec le halo de leurs lampes de poche ou de leurs frontales, nous n’avions plus à chercher notre propre chemin. On savait pertinemment que pour eux, quelque chose d’autre était en jeu… Comme une sorte de reconnaissance éternelle portée à celui qui serait arrivé en tête. Cela pouvait paraître normal. C’était un peu le premier arrivé qui nous aurait permis finalement à nous tous de le suivre, de tous arriver au bout. Ils étaient quelques-uns à miroiter cette place de leader. Nous les laissions donc prendre rapidement les devants…
Mais pour la plupart, le seul vrai défi était d’arriver à joindre l’autre ville. Il fallait laisser notre lieu de vie, là où nous nous étions installés depuis des jours et des jours, où nous avions pris nos habitudes déjà, pour partir à l’aventure et gagner un autre endroit encore inconnu dont tout le monde nous disait du bien depuis si longtemps.
Nous avions tout prévu entre nous. Dans les petits sentiers pris d’assaut, nous avions établi des codes de route. Par exemple, il était interdit de doubler sans, au préalable, avertir par un cri. Pour ne pas risquer l’accident. Celui qui ne respectait pas cela était aussitôt redirigé en deçà du peloton vers un groupe d’une dizaine de personnes qui nous nommions entre nous « la milice ». Aussitôt, il était réprimandé et cela pouvait même aller jusqu’au blâme et, pire que tout, à l’exclusion pure et simple.
Si quelqu’un tombait ou avait un problème, un autre petit groupe remontait de l’arrière. C’était « l’hôpital ». Rapidement un bilan était établi et on prenait la décision qu’il fallait sur place. Soit la personne était reconnue « apte » et arrivait à reprendre son rang. Soit quatre personnes se dévouaient pour la transporter quelques instants sur un brancard improvisé. Et comme les « porteurs » hypothéquaient ainsi grandement leur chance d’arriver peut-être au bout, ils étaient forcément tirés au sort. Si par contre la blessure était plus grave, alors l’individu était emmené au point d’étape suivant. On était déjà triste pour lui. Il ne verrait jamais la fin… Il ne faisait plus partie de notre grande famille. J’ai aussi entendu dire que certains qui ne pouvaient carrément plus bouger et ne pas être déplacé, avaient été abattus sur place. Je n’y crois pas, bien sûr. Mais cela fait peur et motive les plus jeunes d’entre nous…
Nous savions tous qu’une fois arrivés, si nous y parviendrions, il nous resterait à reconstruire quelque chose, à refaire une vie…
Beaucoup d’entre nous avait apporté avec eux quelques victuailles pour tenir le coup. Mais il y avait tout de même, au cas où, un petit groupe appelé « ravito ». Ils étaient une cinquantaine en tout et près d’eux on pouvait trouver un peu de tout. Ils étaient chargés comme des mules et n’avançaient pas vite. Aussi celui qui décidait d’aller les trouver perdait rapidement pas mal de places dans le rang du « peloton ». On le savait pertinemment mais si la faim était trop forte, nous n’avions guère le choix. Quitte à se retrouver en fin de marche, il valait mieux ça que d’abandonner la troupe. Du pain, du fromage, du pâté, du jambon…On trouvait de tout avec eux. Et même un peu d’alcool pourtant formellement interdite au départ. Il fallait aussi leur donner un peu de monnaie. C’était la coutume.
Pour moi l’exode ou l’aventure, appelez cela comme vous voudrez, a duré plus de 10h. Je me suis retrouvé dans un groupe où j’ai pu discuter longuement et le temps m’a semblé moins loin. Je peux dire que je me suis fait des amis dans cette immense troupe. Je crois même que j’en reverrais certains par la suite… Mais j’ai vu des choses qui m’ont marqué à jamais. Des gens pleurer et d’autres divaguer carrément. J’ai vu des gens s’invectiver et d’autres s’embrasser, des gens tomber, se faire mal mais se relever aussitôt de peur de ne plus pouvoir tenir leur rang. La solidarité était partout. Nous étions soudés à jamais comme des frères d’arme. Il nous est arrivé de nous placer à trois ou quatre de front pour abriter quelques autres qui avaient besoin de récupérer pour les abriter du vent ou des intempéries. Pareillement, il n’était pas rare, dans les portions plus pentues, d’en voir d’autres se faire carrément pousser. Mais cela n’avait aucune incidence sur notre but. Il fallait juste en finir…
Quand tout cela a été terminé, nous n’étions plus tout à fait les mêmes. Nous étions devenus «les héros de la grande exode». Certains nous ont même traité de fous.
Et même si, aujourd’hui, cela me semble déjà loin, je sais qu’il me faudra repartir. La « troupe » m’attend quelque part. Je le sens au fond de moi. C’est ma famille. Je n’ai plus le choix. Je dois aller la retrouver. Ici ou ailleurs. Pour le meilleur et pour le pire… Jusqu’à que moi aussi, un jour, je reste sur le bord de ma route… »
Rémy Jégard